Traduction du Podcast du Carlat Psychiatry Report, disponible ici.
Les phrases en italique ont été rajoutées par moi et ne reflètent pas forcément les opinions des auteurs du podcast.
Vous ne serez jamais sûr à 100 % qu'un patient souffre de bipolarité, de TDAH, ou des deux, mais nous allons vous aider à vous en rapprocher autant que possible.
KELLIE NEWSOME: Distrait. Hyperactif. Irritable. Impulsif… Attendez. Est-ce une liste des symptômes du DSM pour le TDAH ou pour l’hypomanie ?
Bienvenue au podcast du Carlat Psychiatry, garant d’une psychiatrie honnête depuis 2003.
CHRIS AIKEN: Je suis Chris Aiken, rédacteur en chef du Carlat Psychiatry Report.
KELLIE NEWSOME: Et je suis Kellie Newsome, infirmière en psychiatrie et lectrice assidue de chaque numéro.
Votre patiente est une femme de 24 ans atteinte de trouble bipolaire de type II, qui sort d’un épisode mixte. Bien que ses symptômes thymiques se soient dissipés, elle reste facilement distraite, a des difficultés à organiser son travail et oublie souvent des tâches importantes. Elle s’est renseignée sur internet à propos du TDAH et vous demande si elle peut recevoir un stimulant pour l’aider à se concentrer.
Notez d’entrée de jeu la présence d’un épisode mixte. Les patients qui font des épisodes mixtes n’ont probablement pas grand chose à voir avec ceux qui font des épisodes dépressifs “purs” - si tant est que cela existe.
CHRIS AIKEN: Le TDAH et l’hypomanie partagent de nombreux symptômes : distraction, hyperactivité, impulsivité, irritabilité et une disinhibition de la parole. Alors, comment les différencier ? Le conseil habituel est que les symptômes sont épisodiques dans le trouble bipolaire et continus dans le TDAH. Bien que cela constitue une théorie élégante, il est parfois difficile de l’appliquer en pratique. Il n’est pas toujours évident de déterminer quand les épisodes commencent et se terminent. Les problèmes cognitifs sont fréquents dans le trouble bipolaire, même lorsque les symptômes de l’humeur disparaissent. De plus, les tempéraments affectifs ou lunatiques sont fréquents dans le TDAH et peuvent ressembler au trouble bipolaire.
Mais l’enjeu est important, car les stimulants sont utilisés comme modèle animal pour la manie, et nous ne voulons pas les prescrire à la légère.
Alors, suivez-nous dans cette exploration approfondie, et d’ici la fin, vous aurez une bien meilleure idée de ce qu’il faut faire lorsque des patients se présentent avec des symptômes de trouble bipolaire et de TDAH.
KELLIE NEWSOME: Dans ces cas, il existe quatre possibilités : le patient souffre de trouble bipolaire seul, de TDAH seul, des deux, ou d’aucun des deux. Le TDAH et le trouble bipolaire peuvent coexister, et cela se produit dans 10 à 20 % des patients bipolaires. Cependant, rappelez-vous que le TDAH est un trouble neurodéveloppemental qui ne persiste pas toujours à l’âge adulte. Donc, si nous nous concentrons uniquement sur les adultes bipolaires, seulement la moitié de ces cas continueront à avoir un TDAH, ce qui réduit le chevauchement à 5-10 %.
D’un autre côté, le trouble bipolaire peut provoquer des symptômes qui imitent le TDAH, et les faux positifs sont fréquents ici. Les études montrent que si vous administrez simplement un questionnaire de dépistage du TDAH à des personnes bipolaires, jusqu’à la moitié d’entre elles obtiendront un résultat positif, bien plus que 10 %. Nous ne recommandons donc pas cette méthode pour établir un diagnostic. Et comment les auteurs savent-ils qu’il s’agit de faux positifs ? Ils poursuivent avec un entretien structuré pour le TDAH, ce qui est une stratégie bien plus fiable (Torres I et al., Acta Psychiatr Scand 2015;132(5):389-399).
C’est pour ça que les auto diagnostics sur internet ne valent malheureusement rien. Plus précisément, ils ont une valeur prédictive positive très faible, mais une valeur prédictive négative très forte: ceux qui sont négatifs n’ont très probablement pas un TDAH, mais ceux qui sont positifs n’en ont pas forcément.
Même un symptôme classique du TDAH, comme celui d’être dans la lune au point d’être en état de rêve éveillé, peut également être un signe de trouble bipolaire. Dans une grande étude de l’Institut National de la Santé Mentale (NIMH), le "rêve éveillé" était l’un des trois principaux signes permettant de différencier la dépression unipolaire de la dépression bipolaire. Ces patients poursuivent leurs routines quotidiennes tout en menant des fantasmes à la Walter Mitty dans leur tête, comme s’ils avaient plusieurs trains de pensée en même temps. Ils peuvent discuter à la caisse tout en écrivant mentalement le prochain grand roman américain.
Il existe beaucoup d’autres chevauchements dans les tempéraments entre le TDAH et le trouble bipolaire, mais d’abord, voici un aperçu du quiz CME pour cet épisode.
VRAI ou FAUX: Les tempéraments affectifs sont fréquents à la fois dans le TDAH et dans le trouble bipolaire.
CHRIS AIKEN: Il existe au moins trois raisons pour lesquelles on peut avoir une fausse impression de TDAH chez un patient bipolaire: le chevauchement des symptômes, les différences tempéramentales et les problèmes cognitifs qui peuvent s’accumuler à mesure que la maladie bipolaire devient plus chronique. Examinons ces trois raisons une par une.
Tout d'abord, le chevauchement des symptômes. Il suffit de lire les critères de la manie, et vous verrez qu’ils incluent des éléments tels que l’irritabilité, la distraction, l’hyperactivité, un discours excessif et de l’impulsivité, qui sont également des symptômes courants du TDAH. Dans la manie, ces symptômes sont plus intenses, mais pendant l’hypomanie, ils peuvent ressembler à ceux du TDAH. Les manuels nous disent que la différence est claire : si les symptômes sont épisodiques et se résolvent avec le temps, c’est du bipolaire ; s’ils sont constants dans le temps, c’est du TDAH. Mais la deuxième raison d’une fausse impression de TDAH va compliquer cette distinction, et c’est le tempérament.
Souvenez-vous aussi de cette étude qui constatait que les symptômes du TDAH étaient fluctuants dans la durée.
Il s’avère que le trouble bipolaire n’est pas seulement une maladie épisodique. Pour beaucoup de gens, les symptômes maniaco-dépressifs se mêlent à leur tempérament, et ces différences tempéramentales entraînent des problèmes cognitifs qui peuvent ressembler à ceux du TDAH. Le problème ici est que le tempérament et le TDAH suivent le même cours temporel : ce sont des traits constants tout au long de la vie, qui peuvent être remontés jusqu’à la petite enfance. Le tempérament affecte les émotions, le comportement et la pensée d’une personne. Ainsi, lorsqu’un patient dit qu’il est toujours distrait, qu’il rêve éveillé et qu’il est désorganisé, il est difficile de savoir si cela relève du TDAH ou d’un tempérament affectif.
Il existe quatre tempéraments affectifs plus fréquemment observés chez les patients atteints de trouble bipolaire – ainsi que chez leurs proches. Voici une description de ces tempéraments, associés à leurs humeurs bipolaires correspondantes :
Dysthymique : une dépression tempéramentale. Les patients voient toujours “le verre à moitié vide”, avec de bas niveaux d’énergie, etc..
Hyperthymique : un tempérament hypomaniaque. L’inverse.
Irritable : associé à un état mixte (où la dépression et l’hypomanie se chevauchent).
Cyclothymique : une forme tempéramentale de cycles ultrarapides.
Environ 50 % des personnes atteintes de trouble bipolaire présentent l’un de ces tempéraments. Maintenant, les lecteurs attentifs pourraient penser : « D’accord, je comprends que le tempérament hyperthymique peut rendre les gens distraits, impulsifs et agités, et que le tempérament cyclothymique peut les rendre désorganisés, incohérents et dispersés… mais ces tempéraments ne s’accompagnent-ils pas de nombreux symptômes thymiques? Cela ne devrait-il pas permette de les différencier facilement du TDAH ? »
Eh bien non, c’est ici que le chevauchement devient très déroutant. Comme je l’ai dit, environ 50 % des personnes bipolaires ont un tempérament affectif. Mais 40 % des adultes atteints de TDAH ont également un tempérament affectif. Les adultes atteints de TDAH, plus encore que les enfants, sont plus susceptibles de présenter des symptômes de tempéraments cyclothymique et irritable, mais aussi hyperthymique et dysthymique. Vous pouvez essayer vous-même. Faites le test de tempérament sur mon site web : chrisaikenmd.com/tempsa.
Il existe d’autres échelles un peu plus complètes.
Le chevauchement entre les tempéraments affectifs et le TDAH adulte est si frappant qu’il a conduit certains psychiatres, comme Nassir Ghaemi, MD, à suggérer que la plupart des cas de TDAH adulte sont en réalité dus à ces tempéraments un peu lunatiques. Pour illustrer ce point, le Dr Ghaemi et ses collègues ont publié un article l’année dernière où ils ont examiné les résultats à long terme chez des patients atteints de cyclothymie à qui on avait prescrit des amphétamines pour le TDAH à la clinique de l’humeur de Tufts. Les médicaments ont légèrement amélioré leur cognition – d’environ 24 % – mais pour environ un patient sur trois, leur humeur s’est détériorée avec le temps sous amphétamines, un taux bien plus élevé que dans un groupe contrôle.
Le chevauchement entre le tempérament et le TDAH ne s’arrête pas là. Les différences tempéramentales font partie de la nature humaine, elles ne sont pas uniquement associées au trouble bipolaire. Certains sont plus concentrés, tandis que d’autres ont tendance à vagabonder ; certains planifient à l’avance, et d’autres vivent dans l’instant. Le TDAH est censé être un trouble inné de l’hyperactivité, de l’impulsivité et de l’inattention, mais si quelqu’un a un style cognitif qui ne correspond pas bien aux exigences de son travail ou de son école, cela peut ressembler beaucoup à un TDAH, même s’il ne s’agit que d’une différence dans la courbe de distribution de son style cognitif - qui est une gaussienne.
En pratique, il est très difficile de distinguer les différences tempéramentales du véritable TDAH – qu’elles soient ou non associées à un trouble bipolaire. Il est tentant de dire que si les aspects lunatiques du tempérament sont plus prononcés, c’est probablement un tempérament affectif, ou que s’ils ont des antécédents familiaux de trouble bipolaire, c’est probablement un problème affectif et non un TDAH. Mais je me suis souvent trompé. J’ai vu des patients dont j’étais convaincu qu’ils souffraient de cyclothymie, que j’ai traités avec de la lamotrigine sans effet, avant de passer à la méthylphénidate, ce qui a changé leur vie. Et j’ai vu l’inverse se produire également. Je n’ai donc pas de conseil parfait à vous donner sur la façon de démêler ce diagnostic, si ce n’est de reconnaître que ces tempéraments lunatiques sont beaucoup plus fréquents chez les personnes atteintes de trouble bipolaire, et qu’ils peuvent conduire à un faux positif de TDAH.
Mon conseil à moi: soyez humble, soyeux curieux, soyez dans le doute. On n’a pas la moindre idée de ce qu’on fait. Et ne vous faites pas avoir par des convictions idéologiques, que ce soient les vôtres ou celles des patients.
KELLIE NEWSOME: Jusqu’à présent, nous avons abordé deux raisons pour les faux positifs : le chevauchement des symptômes maniaques et du TDAH, ainsi que la persistance de ces symptômes à un niveau tempéramental, en particulier sous forme de tempéraments cyclothymiques ou hyperthymiques.
La dernière raison pour un faux positif est que les problèmes cognitifs sont fréquents dans le trouble bipolaire, et pour 30 à 60 % des personnes atteintes de bipolarité, ces symptômes cognitifs persistent même après la résolution des épisodes thymiques. Ici, il existe un moyen de les distinguer du TDAH. Dans un véritable TDAH, les symptômes cognitifs commencent tôt dans la vie. Ils peuvent s’améliorer ou rester les mêmes à l’âge adulte, mais ils ne s’aggravent pas avec le temps.
Sauf s’il y a par exemple un TDAH avec des consommations d’alcool, ou d’autres éléments qui peuvent donner des troubles cognitifs au fur et à mesure - la liste est longue.
Dans le trouble bipolaire, les symptômes cognitifs apparaissent après les problèmes d’humeur et s’aggravent avec le temps. D’ailleurs, le principal facteur prédictif des symptômes cognitifs dans le trouble bipolaire est le nombre d’épisodes thymiques passés.
Il y a également des patients bipolaires qui ont des problématiques cognitives avant les premiers épisodes thymiques.
CHRIS AIKEN: Les trajectoires temporelles diffèrent ici, avec un début précoce pour le TDAH et un début plus tardif des problèmes cognitifs dans le trouble bipolaire. Cependant, les symptômes cognitifs eux-mêmes ont beaucoup en commun. Il existe très peu de différences, mais certaines peuvent êtres des indices vers trouble bipolaire. Contrairement au TDAH, les problèmes cognitifs causés par le trouble bipolaire se manifestent d’avantage par des troubles de la mémoire et un ralentissement mental. Ainsi, si votre patient a de nombreux problèmes de mémoire et un ralentissement de ses pensées, cela est plus probablement dû au trouble bipolaire qu’au TDAH. Les personnes atteintes d’un trouble bipolaire pur n’ont généralement pas l’énergie agitée et frénétique des pensées hyper-distraites que l’on observe dans le TDAH.
Attention à faire la différence entre les problèmes de mémoire à court terme décrits en tant que tels par les patents mais qui sont des problématiques attentionnelles - l’information n’est juste pas enregistrée, et donc il est impossible de s’en souvenir.
KELLIE NEWSOME: Maintenant que vous connaissez comment ces diagnostics peuvent se mélanger, voici un guide en 5 étapes pour les démêler dans la pratique. Lorsqu’un adulte atteint de trouble bipolaire présente des symptômes ressemblant à ceux du TDAH, utilisez les étapes suivantes pour en déterminer la cause :
Attendez que leurs épisodes d’humeur soient résolus depuis 4 à 6 mois avant d’évaluer un éventuel TDAH.
Évaluez la présence de symptômes de TDAH apparus dans l’enfance avant l’âge de 12 ans afin d’exclure les déficits cognitifs dus à la progression du trouble bipolaire.
Éliminez d’autres causes de problèmes cognitifs, telles que l’abus de substances, le manque de sommeil, un traumatisme crânien, ou des maladies médicales (par exemple, apnée du sommeil, hypothyroïdie, maladies cérébrovasculaires, infection récente).
Dépistez les tempéraments affectifs avec l’échelle TEMPS-A.
Évaluez soigneusement le TDAH à l’aide des critères du DSM-5, de préférence en utilisant un entretien structuré.
Je pense que c’est beaucoup plus compliqué, mais vous avez là une base pour aborder le problème.
CHRIS AIKEN: Un entretien structuré aidera à éliminer certains symptômes ressemblants qui brouillent le tableau. Cela peut sembler fastidieux, mais ce n’est pas le cas. Ces outils traduisent simplement les critères du DSM, que vous devriez de toute façon utiliser, en questions telles que : « Avez-vous souvent du mal à maintenir votre attention dans les tâches ? » Et « Comment cela se passait-il dans votre enfance ? » La DIVA-5 est une bonne option pour un entretien structuré sur le TDAH ; vous pouvez le trouver en ligne sur http://www.divacenter.eu. Un autre outil qui couvre le TDAH ainsi qu’un large éventail de troubles psychiatriques est le MINI-7.0, disponible sur https://harmresearch.org.
Un entretien structuré pour le TDAH et d’autres maladies mentales fait généralement un bon travail pour exclure d’autres causes des symptômes du TDAH. Cependant, un problème persiste : que faire si votre patient remplit tous les critères du DSM-5 pour le TDAH, mais présente également un tempérament affectif marqué ? Vous n’êtes alors pas sûr que les problèmes cognitifs soient dus à son tempérament et relèvent d’un trouble de l’humeur, ou s’ils sont réellement causés par le TDAH et que le tempérament est simplement secondaire. C’est là que les choses se compliquent.
Nassir Ghaemi a beaucoup écrit sur ce chevauchement. Pour résumer sa position, il considère le tempérament, notamment le tempérament affectif, comme primaire, et pense que la plupart de ces cas chez les adultes sont dus au tempérament affectif et non au TDAH. Je ne vais pas prétendre avoir une solution évidente pour séparer les deux. Je pense donc que dans ces cas, il est préférable de reconnaître l’incertitude et d’aborder le traitement avec prudence. Commencez par des médicaments pour le TDAH qui présentent un faible risque de déclencher une manie, comme la clonidine ou la guanfacine. Nous en parlerons plus en détail dans notre prochain épisode, où nous expliquerons comment traiter le TDAH chez les patients bipolaires.
Nous n’avons pas accès à la guanfacine en France. Et nous n’avons accès qu’à la clonidine en libération immédiate, souvent assez mal tolérée.
KELLIE NEWSOME: Résumons cet épisode : les symptômes cognitifs sont fréquents dans le trouble bipolaire, même après la résolution des épisodes thymiques. Les causes courantes incluent des déficits cognitifs liés à la progression des épisodes thymiques, un tempérament affectif tel que cyclothymique ou hyperthymique, ou une véritable comorbidité avec le TDAH. Une histoire détaillée et des tests structurés peuvent clarifier la cause. Vous savez maintenant comment diagnostiquer le TDAH dans le cadre du trouble bipolaire. La semaine prochaine, nous vous apprendrons comment le traiter.
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Merci aux éditeurs du Carlat pour leur confiance.
Merci Michael pour cette traduction et les commentaires toujours pertinents. Tout cela correspond bien à des situations diagnostiques pratiques courantes.